Modification du lieu de travail : nouveaux critères pour identifier le secteur géographique

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Modification du lieu de travail : de nouveaux critères pour identifier le secteur géographique

Pour la Cour de cassation, les frais supplémentaires générés par l’utilisation du véhicule personnel constituent un critère pouvant être pris en compte pour apprécier l’étendue du secteur géographique et déterminer si la nouvelle affectation du salarié constitue une modification de son contrat de travail.

Tout changement de lieu de travail ne constitue pas une modification du contrat de travail. En l’absence de clause contractuelle ou conventionnelle fixant le lieu de travail et de clause de mobilité, et sous réserve que la nature de l’emploi n’implique pas par elle-même une certaine mobilité géographique ou n’ait pas un caractère exceptionnel, c’est le changement de secteur géographique qui caractérise la modification du contrat de travail.

Si elle a créé le concept de « secteur géographique », la Cour de cassation n’en a toutefois donné aucune définition, exigeant seulement que l’appréciation de l’identité du secteur géographique repose sur des éléments objectifs (Cass. soc. 4-5-1999 n° 97-40.576 PB : RJS 6/99 n° 792). Il revient donc aux juges du fond, au nom de leur pouvoir souverain, de déterminer, à partir d’un faisceau d’indices, si la mutation intervient ou non dans le même secteur géographique, la Cour de cassation exerçant son contrôle sur ce point.

Parmi les critères souvent retenus par la jurisprudence figurent notamment :

  • L’identité du bassin d’emploi (Cass. soc. 23-5-2013 n° 12-15.461 F-D ; Cass. soc. 20-2-2019 n° 17-24.094 F-D : RJS 5/19 n° 283) ;
  • La distance entre les deux lieux de travail et leur desserte par les transports publics (Cass. soc. 15-6-2004 n° 01-44.707 FP-D : RJS 10/04 n° 997 ; Cass. soc. 4-3-2020 n° 18-24.473 F-D : RJS 6/20 n° 282) ;
  • Le réseau routier et les conditions de circulation (Cass. soc. 27-9-2006 n° 04-47.005 F-D : RJS 12/06 n° 1247 ; Cass. soc. 4-3-2020 n° 18-24.473 F-D : RJS 6/20 n° 282).

Les juges procèdent souvent à un examen combiné de ces différents éléments pour apprécier si la nouvelle affectation constitue un simple changement des conditions de travail relevant du pouvoir de direction de l’employeur et qui s’impose donc, en principe, au salarié ou une modification du contrat de travail nécessitant l’accord préalable de ce dernier.

Dans l’arrêt du 24 janvier 2024, qui constitue une nouvelle illustration en la matière, la chambre sociale de la Cour de cassation se prononce en fonction d’éléments nouveaux.

 

1 – Un écart de 35 km entre le site d’emploi et le nouveau lieu d’affectation

En l’espèce, une salariée avait été informée que son lieu de travail devait être transféré à quelques kilomètres. À la suite de son refus d’intégrer ce nouveau site, elle avait été licenciée pour faute grave, licenciement considéré comme abusif par la cour d’appel, qui avait estimé que les deux lieux de travail ne faisaient pas partie du même secteur géographique, en s’appuyant notamment sur les moyens de transport à disposition.

À l’appui de son pourvoi, l’employeur faisait valoir que seulement 35 km séparaient l’ancien et le nouveau lieu de travail, les deux sites appartenant par ailleurs au même département et dépendant de la même chambre de commerce et d’industrie. Il en déduisait que le changement d’affectation s’opérait dans le même bassin d’emploi et le même secteur géographique, et constituait donc un simple changement des conditions de travail. Arguments rejetés par la chambre sociale de la Cour de cassation.

 

2 – L’absence de transports en commun facilement accessibles et de covoiturage est prise en compte…

Confirmant la position des juges du fond, la Haute Juridiction considère que ces derniers avaient bien fait ressortir que les deux localités ne faisaient pas partie du même secteur géographique. Ils avaient en effet relevé que celles-ci n’étaient pas situées dans le même bassin d’emploi et qu’au vu des horaires de travail il était manifeste que le covoiturage était difficile à mettre en place. En outre, l’employeur ne produisait aucune pièce permettant de démontrer que les transports en commun étaient facilement accessibles entre les deux communes aux horaires de travail de la salariée.

A noter : Traditionnellement, la Haute Juridiction a tendance à considérer que la facilité de déplacement et l’existence de moyens de transport en commun sont des critères plus déterminants que celui de la distance proprement dite entre l’ancien et le nouveau lieu de travail. Elle avait en effet déjà jugé qu’une distance de 43 km entre deux sites (donc supérieure à celle constatée ici), le second étant accessible par le train et le bus, ne constituait pas en soi un changement de secteur géographique (Cass. soc. 16-11-2010 n° 09-42337 F-D).

 

3 – … ainsi que la fatigue et les frais engendrés par l’utilisation du véhicule personnel

Mais surtout, pour répondre à l’argument de l’employeur selon lequel le trajet entre les deux sites représentait seulement 36 minutes en voiture via de grands axes routiers et autoroutiers, les juges ont retenu un critère qui, à notre connaissance, est nouveau : l’usage du véhicule personnel en matière de fatigue et de frais financiers générait, en raison des horaires et de la distance, des contraintes supplémentaires qui modifiaient les termes du contrat.

L’ensemble de ces éléments conduit donc la chambre sociale de la Cour de cassation à considérer, à l’instar des juges du fond, qu’il s’agissait d’une modification du contrat de travail. L’employeur avait donc commis une faute contractuelle en imposant un nouveau lieu de travail à la salariée et ne pouvait lui reprocher son refus de l’intégrer. 

L’employeur n’ignorait sans doute pas que le nouveau lieu de travail n’était desservi par aucun réseau de transport en commun. En imposant la nouvelle affectation à la salariée, il l’obligeait de fait à utiliser son véhicule personnel et à supporter les frais supplémentaires inhérents. L’équilibre même du contrat en était modifié, et l’accord exprès de la salariée était donc requis.

A noter : Avec ce nouveau critère lié aux contraintes financières résultant du nouveau lieu de travail, la chambre sociale de la Cour de cassation indique qu’il peut être tenu compte des incidences financières pour le salarié. Comment mesurer ce critère en toute objectivité ?

La Cour de cassation exige, nous l’avons vu, que le changement de lieu de travail soit apprécié de manière objective, ce qui induit une appréciation identique pour tous les salariés et exempte de considération tenant à la situation personnelle de chacun d’eux. En principe, les habitudes personnelles de transport du salarié, son niveau de revenu, l’emplacement de son domicile, et donc l’éventuelle incidence de sa mutation sur son temps de trajet, sont seulement pris en compte par les juges pour apprécier le degré de gravité de la faute commise par le salarié ayant refusé une mutation emportant simple changement des conditions de travail. Tenir compte de l’impact du coût induit par l’usage d’un véhicule personnel (frais financiers, usure de la voiture) sur la situation financière de chaque salarié pour apprécier l’identité du secteur géographique revient à prendre en compte son budget, son pouvoir d’achat, soit un élément nécessairement subjectif.

L’arrêt du 24 janvier 2024 est-il un arrêt d’espèce ou bien faut-il considérer cette décision comme un assouplissement du principe de l’appréciation objective du secteur géographique – les juges se sont fondés sur les contraintes supplémentaires que représente pour le salarié le nouveau trajet domicile-travail pour confirmer le changement de secteur géographique –, voire comme une évolution vers sa possible remise en question et un retour à la jurisprudence antérieure à 1999 (Cass. soc. 1-7-1998 n° 96-42.989 D, arrêt dans lequel la Cour de cassation avait laissé aux juges du fond le soin d’apprécier si, subjectivement, en fonction de la situation personnelle de chaque salarié, le changement du lieu de travail constituait ou non une modification du contrat de travail des salariés) ? Les prochains arrêts en la matière apporteront sans doute des éléments de réponse.

 

Sources : © Editions Francis Lefebvre 2024 – Retrouvez d’autres d’actualités sur le blog de l’Atwo Conseil !